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Dès le lendemain, Brandt était de retour.
Il n’expliqua pas où ni comment il avait trouvé ses renseignements. Ce n’était pas nécessaire. Les services secrets ont leur loi comme la jungle. Kaltenbrunner entretenait des agents doubles dans les réseaux de Schellenberg et Schellenberg avait les siens dans ceux de Kaltenbrunner. Et Brandt, pour le compte de Himmler, payait en argent et en protection les informateurs de premier ordre qu’il s’était ménagés aussi bien dans l’entourage du chef de la Gestapo qu’auprès du chef de l’espionnage. Tout cela – sur un fond trouble de rivalité, de méfiance, de haine qui parfois allaient jusqu’au crime.
Ce fut au moment où Himmler se faisait soigner que Brandt reparut à Hochwald. Il lui remit son rapport en présence de Kersten.
Le Reichsführer et le docteur en prirent connaissance ensemble.
Schellenberg n’avait dit que la vérité. Kaltenbrunner avait minutieusement préparé un guet-apens pour assassiner Kersten. Sans l’avertissement reçu par le docteur, le guet-apens ne pouvait manquer de réussir.
Le rapport en démontait le mécanisme.
Kaltenbrunner qui, après leur travail jumelé de bourreaux, était revenu à Hochwald avec Himmler, avait appris de ce dernier, le 31 juillet au soir, que, le jour suivant, Kersten serait rappelé de son domaine au Q.G. Cela signifiait qu’il devait prendre le train spécial à Berlin, le 1er août, dans l’après-midi.
Les services de Himmler savaient que, pour se rendre de Hartzwalde à Berlin, le docteur suivait toujours la route la plus courte, qui passait par Oranienbourg. Or, vingt kilomètres avant cette ville, le docteur avait à traverser un petit bois planté des deux côtés de la route.
Dans la nuit du 31 juillet au 1er août, Kaltenbrunner avait donné par téléphone à ses collaborateurs les ordres suivants :
Vingt agents de la Gestapo, choisis parmi les plus sûrs, et armés de mitraillettes, devaient se rendre immédiatement au petit bois situé entre Oranienbourg et le domaine de Kersten et, profitant de l’obscurité, s’y embusquer à droite et à gauche de la route.
Ce commando était chargé d’attendre le passage de la voiture du docteur que l’on connaissait bien et de l’arrêter pour vérification de papiers. Dès que le chauffeur aurait obéi, les hommes de Kaltenbrunner avaient pour instruction de l’abattre en même temps que Kersten. Après quoi la voiture serait percée de balles comme une écumoire.
L’assassinat exécuté, le chef du commando devait rejoindre Kaltenbrunner en tout hâte et lui annoncer que des automobilistes auxquels il avait donné l’ordre de stopper ne l’avaient pas fait et qu’il avait été obligé de faire tirer sur eux. Et un grand malheur était arrivé : parmi les occupants de la voiture se trouvait le docteur Kersten qui avait été tué.
Il ne serait plus resté à Kaltenbrunner qu’à se présenter devant le Reichsführer et lui offrir toutes ses excuses, tous ses regrets.
Le rapport s’achevait là-dessus.
— C’était donc vrai, murmura Himmler.
Sa voix demeurait incrédule.
— Et vous ne pouviez rien reprocher à Kaltenbrunner ni à ses hommes, Reichsführer, dit Brandt. Il avait trouvé un prétexte inattaquable. Vous vous rappelez votre propre circulaire à propos des prisonniers de guerre évadés, qui volent souvent des automobiles pour arriver plus vite aux frontières : tirer immédiatement sur les voitures qui ne s’arrêtent pas à la première sommation.
— C’était donc vrai ! répéta Himmler.
Mais, cette fois, sa voix était devenue plus aiguë et il faisait glisser ses lunettes de haut en bas et de bas en haut sur son front.
Kersten dit lentement :
— Alors… si Schellenberg…
Il n’acheva pas. Il avait la bouche trop sèche.
— Oui, dit Brandt… Oui… Vous avez eu la chance qu’il ait été averti du complot par un aide de camp personnel de Kaltenbrunner qui est à sa solde.
— Juste à temps, murmura Kersten.
Il pensait au motocycliste qui l’avait rejoint dans son domaine au moment même où il allait en partir… Et il voyait le petit bois, avant Oranienbourg, qu’il connaissait si bien et son fidèle chauffeur mitraillé à bout portant… et lui-même…
Himmler s’habilla avec une brusquerie furieuse. Quand il eut mis son uniforme, il regarda sa montre. Il était deux heures.
— Nous allons déjeuner, dit Himmler à Kersten.
Puis à Brandt :
— Transmettez à Kaltenbrunner que je le veux avec nous.